GIOVANNI DES BANLIEUES

Luca Pietro Nicoletti

«Voyons un peu…. Zéro… zéro …et zéro.» dit Clov en décrivant à Hamm, dans Fin de partie de Samuel Becket, le paysage de désolation qu’il aperçoit en regardant par la fenêtre de la pièce où ils sont renfermés. J’aime penser que Clov, de cette fenêtre, jouissait d’une vue qui ressemble à celle des tableaux de Giovanni, où plus aucune présence humaine n’est conçue ni possible. Une catastrophe naturelle est survenue et a balayé toute une civilisation : qui est resté est un survivant, une épave. En quelque sorte en voyant ces tableaux nous sommes face à un vrai reportage sur Déluge. Les “terres émergées” de Giovanni Cerri, contiennent le sens de la destruction, mais en même temps elles sont éblouies par un esprit de résurrection: des ruines ressort un monde nouveau dans le signe d’une existence primordiale, ou originelle. Pour l’instant, la peinture ne restitue qu’un reportage qui suit le Déluge, l’aube après l’inondation : quand les eaux se retirent, la terre refait surface avec son corps sanguinolent, lacéré. C’est comme si la peau de la terre était devenue de la chair blessée, lacérée par des lames de lumière.

La passion de Giovanni pour les lieux marginaux, est de longue date. Le début de Giovanni dans le monde artistique milanais – cela mérite d’être rappelé – a été très précoce : à 18 ans, en 1987, sous les auspices de son père, le peintre Giancarlo Cerri, il organise sa première exposition. Le thème, déjà dans ces premiers essais, était celui des périphéries urbaines, que Giovanni, grandi dans le quartier Stradera de Milan, connaît très bien. Certains de ses dessins de ces années sont presque des documents d’archive sur des lieux de la ville qui, après la requalification urbaine, n’existent plus. Aujourd'hui, à distance, nous pouvons remarquer qu’au cours des vingt ans passés, le langage pictural a évolué mais les fondements, l’esprit, sont restés les mêmes. En effet, tout le travail de Giovanni, tourne autour du thème de la périphérie, de son interprétation visionnaire de ces lieux : nous ne trouverons jamais une documentation de lieux réels, parce que Giovanni ne copie pas de paysages, il reconstitue sa propre vision apocalyptique de la périphérie, en imaginant, comme il le dit lui-même, “une sorte de lieu à moitié entre le territoire métropolitain et un lieu de guerre, que nous sommes habitués à voir, à la limite, dans les journaux télévisés », afin de «représenter un lieu abandonné où il y a la marque de ce qui reste des bâtiments construits par l’homme, que ce soit des usines ou des maisons,qui ont été abandonnés à leur sort : cela peut être à cause d’une guerre, d’une famine ou d’une épidémie, ou tout simplement à cause de l’abandon». Ce sont des villes inhabitées, donc, où se baladent des chiens errants, seul élément vivant dans la lande désolée, même si, dans certains tableaux récents, à l’horizon se profile une forêt de grues : sur les “ruines de Milan” quelqu’un est en train de reconstruire, même s’il n’y a pas l’optimisme fou d’une Ville qui monte (Città che sale).

Au cours des premiers vingt ans du parcours de Giovanni Cerri, certains lieux communs critiques ont eu le temps de se consolider et risquent de dépister une juste lecture de son travail : le premier de ces lieux communs a été celui de rapprocher ses tableaux à la peinture de Mario Sironi, alors que ce qu’ils ont en commun c’est le choix des thèmes mais pas l’esprit, ni l’approche du sujet ; le deuxième, plus gratuit, a vu l’emploi du papier journal comme base de la peinture en relation avec le collage futuriste, en oubliant que dans ce cas les mots et les polices de caractères ont une valeur sémantique, outre que visuelle, qu’ils n’ont pas dans le travail de Giovanni. Il aime avant tout travailler sur une base de départ non neutre, comme pourrait l’être la toile blanche, en créant ainsi un fond de bruits visuels. Le spectateur sera libre de s’arrêter lire ces bribes de journal qui refont surface, mais ceci ne rajoutera rien au contenu intrinsèque de son travail. Par contre, une comparaison faite par Antonio D’Amico a du sens : il avait comparé, au cours d’une conférence, un paysage de Giovanni à une toile de Turner (cela revient également dans un texte récent écrit par Stefano Crespi) : même si notre peintre n’avait sûrement pas pensé au maître anglais, il est vrai que dans certaines de ses oeuvres la matière picturale semble s’effriter en effets luministes qui, de la même manière, font perdre en définition les contours et les formes. Le parallèle, par contre, ne peut pas être mené au-delà de cette impression initiale.

En revanche, sans vouloir à tout prix chercher des référents nobles, personne n’a encore souligné à quel point les racines de cette recherche, surtout si l’on va creuser dans les oeuvres initiales, plongent dans ce climat culturel et artistique qui fut appelé “réalisme critique”, aux marges du plus connu “réalisme existentiel” : les figures hurlantes et desséchées, dessinées au feutre sur des grandes feuilles de ponçage ou sur papier kraft, dénoncent leurs dettes envers cette manière de concevoir la figuration, de l’aire néo-impressionniste, qui n’avait aucune complaisance, qui ne faisait aucune concession pour être agréable au regard. Un des peintres de cette sphère, Dimitri Plescan, en présentant une exposition de Giovanni à Lodi en 1991, déclara que ces figures ne font que représenter la vraie identité de l’homme moderne, que l’on y découvrirait, comme si on se regardait dans un miroir, «présent et “imprésentable”, réceptacle d’iniquités corrodées par les cicatrices qui, à force d’être poudrées, finissent par ressortir davantage au lieu d’être réparées et de disparaître».

C’est cette figuration qui, quelques années plus tard, sera présente dans certaines toiles peuplées de présences plus spectrales qu’humaines : la banlieue est devenue une waste land aux cieux jaune, bleu, magenta compacts, constellée de squelettes de voitures. Dans ses longs repérages parmi les décharges avec son ami peintre Gabriele Poli, avec qui il a partagé son premier atelier, il recueillait les matériaux les plus hétérogènes, des bribes d’affiches publicitaires aux fragments de bois et toile, qu’il appliquait ensuite sur la peinture avec du sable et de la terre mélangés aux couleurs : dans ce matériel “vécu” il y avait l’usure de la rouille et de la putréfaction, d’un air malsain qui agressait les objets et les humains. Les têtes hagardes et tuméfiées, sur lesquelles fleurissent des excoriations, ce sont des habitants d’une terre malade et inhospitalière, eux aussi épaves comme les carcasses de voitures. Mais même ensuite, quand Giovanni va affronter le thème du visage, encore dans certaines toiles très récentes dans lesquelles des têtes humaines surgissent d’une obscurité spectrale, reste le souvenir de cette vision pas inquiétante.

L’architecture est comme annulée ; elle va réapparaître plus tard, quand Giovanni élargira l’horizon de ses représentations au paysage et à la vue grand-angle, commençant en même temps à peindre en utilisant comme support le papier journal. La peinture s’est fait plus solide, les formes s’effritent dans la matière chromatique. Comme l’avait écrit, à juste titre, Fiorella Mattio, en 2004, «dans les lieux audelàdutemps de Giovanni Cerri nous saisissons la destruction du cosmos, de la société qui s’effrite et tente de se recomposer, traversée par des lueurs lointaines et par de soudains éclats de lumière ou par des tourbillons de matière qui ramènent le monde à ses origines, à un temps de guerres et de cataclysmes. Tout se détruit et tout se crée».

C’est pourquoi il est impossible de dire que la banlieue de Giovanni soit “sironienne” : sa peinture n’a pas le sens plastique rude de Mario Sironi, ce peintre du XXe siècle qui peignait comme un sculpteur, en concevant chaque tableau par masses, comme des blocs de ciments solides. Au contraire, dans le pinceau de Giovanni, la forme se défait dans le sens plus pictural, plus “visuel” du mot, pour utiliser une terminologie berensonienne, en excluant de la représentation tout valeur “tactile”. La sienne, surtout, c’est une banlieue aliénante mais ce n’est pas une banlieue laborieuse, celle des industries qui poussent à une vitesse vertigineuse, car cette époque est désormais révolue. Sa peinture témoigne de l’écroulement rapide et total de la civilisation ouvrière et de la destruction des “monuments” de cette période, qu’il note dans ses tableaux : c’est le passage de l’ère du prolétariat et des bleus de travail à celle des supermarchés, à celle que Marc Augé a définie la “surmodernité”. Mais Giovanni s’arrête avant ce seuil, parce que sa peinture n’est pas la peinture des non-lieux, comme elle a été définie. En effet, lorsque, tout jeune, il commence à flâner dans les banlieues de Bovisa, à Milan, il découvre l’archéologie industrielle, dont il capte le charme sublime et décadent. Avec le temps qui passe et les structures en décadence, c’est le lieu qui s’est approprié du non-lieu, en le transformant en ruine-monument. Au fond, l’approche de Giovanni est romantique par rapport aux ruines, comme si les vestiges de l’industrie témoignaient d’un passé de civilisation égal aux ruines de Rome : ce n’est que les temps et les durées, qui ont transformé les chaînes de montages en archéologie, qui se sont terriblement raccourcis. Il se pourrait que de ce monde, dans quelques années, il ne reste que très peu, absorbé ou rasé par la civilisation du tertiaire : la consommation, aujourd’hui, c’est aussi l’effacement rapide et irrévocable des traces du passé.

GIOVANNI CERRI

Né en 1969 à Milan, où il vit et travaille. Fils d’art du peintre Giancarlo Cerri, il a commencé à exposer en 1987. Parmi ses expositions individuelles : à Milan, à la Galérie Cortina (1995, 2005, 2006), à Rome en 2002 à la Galérie Monogramma, en 2004 au Musée Pagani à Castellanza (Varese), en 2005 à la Maison G. Cini de Ferrare, en 2006 à la Galérie Cappelletti et à la Galérie Blanchaert à Milano, en 2007 à la Galérie Palmieri à Busto Arsizio et à la Galérie Eclettica à Milan, en 2008 à la Galérie Como Arte à Côme, à l’Espace Tadini à Milan, à la Galérie Officina dell’Arte à Rho (Milan) et chez Avanguardia Antiquaria à Milan, en 2009 à la Galérie Gli Eroici Furori à Milan, à l’Ex-église de Saint Pierre en Atrio à Côme, au Musée d’Art moderne de Gazoldo degli Ippoliti (Mantoue). Parmi les Festivals: “Premio Suzzara” à la “Galleria Civica” de Suzzara, “Figurazioni” au “Museo della Permanente” en 1997, “Milano/Berlino” à la Galérie Verein de Berlin en 1998, Prix E. Morlotti à Imbersago (1998, 2002), Giovane Arte Europea au Chateau Visconti de Pavie (2001, 2003), “Arte per tempi nuovi” à la Die Ecke d’Augsburg en 2002, “Dialoghi incrociati” à la Galérie Luka de Pola, Premio Michetti à Francavilla al Mare en 2006; “Ri-tratti dalla memoria” – Complesso Agostiniano – Montecosaro (Macerata),“Mai dire Mao” au Mercante in Fiera à Parme en 2007, “I Cerri, Giancarlo e Giovanni – La pittura di generazione in generazione” au “Museo della Permanente” en 2008 a Milano, “Acquisizioni 2009” au Musée “Parisi Valle” de Maccagno (Varese) en 2009, “Luci della ribalta” à l’Espace Tadini à Milan.